Un flot de détritus se libéra. Projectile imprévisible. Mon cordon ombilical me lâcha dans l’atmosphère hostile. Je n’avais pas eu le temps de réagir.
L'espace d’un battement de cœur affolé, une pensée me frappa l’esprit. Tandis que mes membres s’agitaient en vain dans le vide interstellaire, je songeai à l’humanité, comme s’il s’agissait d’un tout tangible. Un univers à ma portée.
Le moment était terrible, funeste, mais je ne pensais qu’à cet être humain. Celui qui aime la démesure. La conquête. Toujours plus loin, toujours plus imprudent. Repoussant les limites pour ajouter un trophée à son palmarès de défis impossibles.
Prendre le large dans les territoires hostiles ne représente pour lui qu’un challenge supplémentaire. Qu’importe les risques encourus, qu’importe les vies engagées. Qu’importe qu’elles soient brisées.
Pendant une fraction de seconde, cette soif de découverte ne m’inspirait plus que du dégoût.
Une vaste connerie, oui.
À la fois excédée et terrifiée, je respirai un grand coup, avalant l’air comme on boirait la tasse. Mon corps trembla à l’intérieur du scaphandre. Gâcher ainsi les réserves d’oxygène était une erreur de débutante. Je tentai aussitôt de retrouver mon calme.
Mon regard s’égara dans l’immensité de l’espace, aussi sombre que scintillante, paradoxale. Devant moi, je ne distinguais que mes mains protégées par la combinaison, s’agitant avec désespoir, cherchant une prise inexistante à laquelle se raccrocher. Une cause perdue. Le vaisseau titanesque s’éloignait au milieu des constellations, creusant la distance entre ma survie et ma mort à une vitesse de croisière de 8000 nœuds.
Une nouvelle inspiration. Plus raisonnée. Je rassemblai mes esprits.
L’Attila se trouvait encore à portée de communication.
Ils pouvaient recevoir mon appel de détresse. Il leur suffirait d’envoyer une capsule de sauvetage et je retrouverais en un rien de temps les couloirs d’acier du pont inférieur et les bouillons de chou de la cantine d’ouvrier. Pas que ceux-ci en particulier représentaient mon salut, mais ma survie leur offrirait sans doute plus de saveur.
J’actionnai le canal de communication en serrant le poing sur la commande intégrée dans mon gant.
« Ici Alior… Dérive actuellement en position alpha 32-064, constellation Lion quart-nord, secteur x-18, à une vitesse de 3 nœuds. Demande récupération d’urgence. Lien ombilical brisé suite à manœuvre en extérieur. Je répète : Alior, technicienne-ingénieure rang 3, en dérive… »
La radio cracha un bruit neutre à la fin de ma complainte. Pas de réponse.
Je renouvelai l’appel une deuxième fois, voix tremblante, cœur agité.
Toujours rien.
Bordel !
J’aurais dû m’en douter. Aucun de ces imbéciles de la vigie ne se trouvait à son poste ! Peut-être étaient-ils en train d’organiser une partie de poker clandestin dans la salle des machines, ou même de roupiller dans un coin. Qu’importe, personne n’était en mesure de m’entendre. Quelle idée stupide de sortir en mission pendant le quart de nuit ! Bien joué, Alior.
Je m’en voulais encore plus qu’à eux. Pourtant, quelqu’un devait bien se coller à ces manœuvres de maintenance… Et ce genre de bricolage, c’était toujours pour ma pomme.
Réparer les évacuations n’avait rien de gratifiant, mais un vaisseau de standing comme l’Attila ne pouvait souffrir de toilettes bouchées, surtout aux niveaux supérieurs, là où les plus fortunés voyageaient. « Touristes importunés, permission ajournée », nous répétait sans arrêt notre chef de secteur. J’avais donc préféré prendre les devants plutôt que de subir des remontrances.
Résultat de mon exploit ? Je dérivais dans l’espace avec pour seul compagnon d’infortune cette masse dégoûtante de déchets libérés par la manœuvre. Mission accomplie.
L’amertume s’insinua dans les recoins sombres de mon scaphandre. L’univers prenait l’air d’une vaste poubelle. Une gigantesque décharge où seuls les détritus et les égarés comme moi planaient dans un silence de mort.
Je m’obligeai à relancer mes messages de détresse pour ne pas céder à cette mélancolie morbide. L’Attila ne représentait plus qu’une minuscule tâche sombre dans le panorama éclatant de la galaxie voisine.
La portée conséquente de ma radio pouvait atteindre le vaisseau pendant des heures encore, mais à cette allure, plus personne ne prendrait la peine de faire demi-tour pour moi lorsque les vigies auraient enfin reçu mon SOS. J’indiquai mes nouvelles coordonnées, tout en priant pour que ma vie vaille le déplacement. Je dérivais heureusement à une vitesse raisonnable, un unique coup du sort favorable m’évitant de souffrir de désorientation spatiale.
S’il vous plaît…
S’il vous plaît, ne m’abandonnez pas.
Le bout de mes doigts s’engourdissait déjà. Mon cœur ne cessait de marteler ma poitrine tambour battant depuis que ce satané cordon ombilical m’avait lâché dans la nature hostile du vide. La tête me tournait.
Je craignais d’empirer cette sensation en me concentrant sur l’environnement autour. L’obscurité et l’infinité me donnaient le vertige. Le brillant des étoiles lointaines m’irradiait les rétines, me faisait ressentir à quel point je me trouvais seule. Perdue. J'essayai d’éteindre cette angoisse en fermant les yeux un instant.
L’oxygène et l’électricité pouvaient se maintenir jusqu’à quinze heures dans le scaphandre. Cela me laissait encore du temps.
Qu’est-ce qui me tuerait en premier ? La question s’imposa malgré moi. Dans une tentative de rationaliser la situation, j’entrepris de me rappeler ma formation aux sorties spatiales.
Sûrement le froid.
Oui, c’était ça. En mode urgence, la combinaison utiliserait les réserves d’énergie pour la radio, le traitement de l’oxygène et la régulation de la température. Mais notre instructrice avait été claire : trop loin des étoiles, le froid finirait par vous engourdir, et vous engloutir. Une mort lente, mais douce. Pas de quoi hurler à l’agonie.
De toute façon, qui pourrait m’entendre ?
J’avais perdu le contact visuel avec l’Attila, mais je n’abandonnais pas l’idée de sauver ma peau. Me raccrochant à un vague protocole d’urgence enfoui au fond de ma mémoire, je continuai à émettre des messages toutes les demi-heures, ajustant ma position à chaque tentative. Mais plus le temps passait, moins je me berçais d’illusions.
Ces derniers mois vécus à bord de l’Attila m’apparurent plus vains que jamais.
Mon existence n’avait que très peu de valeur à bord de ce vaisseau. En tant que technicienne de rang 3, je me trouvais au bas de l’échelle sociale, comme le reste des ouvriers invisibles de cette prodigieuse mécanique. Nous étions interchangeables.
Ce genre de travail garantissait un salaire pour plusieurs mois, voire plusieurs années selon le parcours prévu. Mais si vous n’étiez pas assez productifs, pas assez silencieux, pas assez modulables, on se débarrassait de vous à l’escale suivante.
Je me croyais tout de même chanceuse en ayant décroché ce job, y voyant là une preuve que je méritais de vivre décemment, que je pouvais moi aussi trouver ma place dans cet univers aux possibilités infinies, mais je réalisais finalement que j’étais aussi importante que cette évacuation d’excréments qui m’avait valu de finir dans le sombre vide de l’espace.
Quatre heures s’étaient écoulées depuis mon saut involontaire. Mon moniteur me signalait chaque palier qui me rapprochait de la fin.
J’avais les extrémités définitivement engourdies. Je ne sentais plus mes jambes. Incapable de bouger le moindre orteil, tétanisée. Ma combinaison protectrice se refermait sur moi comme un cercueil étouffant. Ma tête s’alourdissait, perdant pied dans cet isolement grandiose.
N’y avait-il pas pourtant plus beau spectacle que celui qui se déroulait sous mes yeux ? Une galaxie de ce côté. Un nuage de gaz déployant ses volutes arc-en-ciel par là. Ces milliards d’étoiles qui pulsaient, brûlant de toute leur énergie.
Le moniteur me remémora de lancer mon appel à l’aide. Je m’y attelai, sans conviction. Ma langue était sèche, ma voix désincarnée. À chaque fin de message, j’attendais le cœur battant une réponse, et la désillusion me frappait chaque fois un peu plus fort. Ils ne viendraient pas. Même s’ils avaient enfin entendu mon SOS, j’étais déjà condamnée.
Désespérée, je coupai la communication.
Ce silence implacable me torturait. L’univers était glacial. Le plus distant des compagnons. Froid, silence, rien. Je refusais de mourir dans cette solitude dévorante. Ce néant et cet infini, entrecoupé du seul battement las de mon cœur et de ma timide respiration.
J’étudiai le taux d’énergie lorsqu’un désir m’effleura l’esprit.
J’avais envie d’écouter de la musique.
Cette envie se transforma très vite en besoin irrépressible. Ma santé mentale s’étiolait face au silence pétrifiant du vide et l’idée d’entendre ne serait-ce qu’une autre présence, même factice, devenait vitale.
L’énergie du scaphandre tomberait plus rapidement si j’utilisais la radio pour un tel caprice. La température aussi, par conséquent. Je raccourcirais délibérément mon espérance de vie.
Serait-ce plus douloureux de vivre quelques heures de moins, condamnée au fin fond de l’univers, ou de s’endormir doucement au son de mes musiques préférées ?
D’un geste fébrile, j’actionnai le bouton sur ma commande gauche, libérant le flot d’accords dans mon casque. La modeste playlist qui accompagnait mes manœuvres en extérieur commençait par cet air-là :
I'm singin' in the rain Just singin' in the rain What a glorious feeling I'm happy again
Je n’avais strictement aucune idée de qui avait eu la formidable ingéniosité de placer cette fonctionnalité dans les combinaisons, mais je l’en remerciai de tout mon cœur. Peut-être même avait-il pensé à ce genre d’éventualité et j’en découvrais la véritable utilité aujourd’hui ?
I'm laughin' at clouds So dark up above
Je me mis à pleurer.
Ce n’étaient pas des larmes de tristesse, ni de détresse. Ce n’était pas la peur de la mort qui fit monter ces minuscules gouttes dans mes rétines asséchées, mais la beauté terrible de cet instant. Je dérivais dans le vide interstellaire et j’écoutais une ode à l’espoir venue d’un autre temps.
Come on with the rain I've a smile on my face
Les envolées des violons, la voix suave du chanteur, les accents des trompettes… La mélodie se mêlait à cette portion de l’univers sans frontière défilant sous mes yeux embrouillés. J’avais la sensation de ne plus être isolée, ni insignifiante. J’étais un élément – certes ridiculement petit – mais un de ces infimes grains de sable qui remplissent le désert. Je faisais partie de ce vide, donc de ce tout.
J’étais l’univers, à moi toute seule.
Le scaphandre coupa automatiquement la musique au bout de trois minutes. Protocole d’urgence. Alors, je la relançai.
Inlassablement, le monitoring l’arrêtait. Et à l’infini, j’écoutais ces premières minutes en boucle. Je cessai de pleurer au bout d’une bonne dizaine de répétitions.
Le froid s’empara de moi. Mon cœur ralentit. Après une énième reprise, je m’endormis. Je n’avais plus qu’à mourir en paix.
« Ici container 3057, nous sommes en approche du secteur. Avons reçu message d’urgence de la part de l’Attila. Mission de sauvetage acceptée. Essayons de contacter l’agent Alior. Répondez. »
« Indiquez vos nouvelles coordonnées. Ici container 3057, en approche du secteur constellation Lion quart-nord- »
« … de sauvetage acceptée. Tentative de communication avec l’agent Alior. Répondez. »
« Allez, Alior. Répondez-moi ! »
Le crachat de la radio me tira à peine de mon coma d’éternité. Ce son était-il réel ? Dans un état second, je ne comprenais pas l’origine de ce doux miracle caressant mes oreilles. Mon corps ne répondait plus. Il était gelé, figé dans le scaphandre comme la surface d’une planète de glaces.
Avec difficulté, j’entrouvris les yeux pour reprendre connaissance. Je n’avais pas la moindre idée d’où je me trouvais, ni de ce qu’il se passait. Pas plus que de la vitesse avec laquelle le temps s’écoulait. Je me raccrochais juste à un sentiment de détresse, un infime espoir qui secouait les quelques neurones encore actifs dans mon cerveau.
Je consultai le panneau électrique sous mes yeux troublés. Toutes les fonctions du scaphandre semblaient à l’arrêt. Seule la diode de la radio, dernier rempart d’urgence, brillait d’une pâle lueur, étoile parmi les étoiles. D’un geste lent, un mouvement dérisoire et pourtant semblable à une torture, je resserrai mon doigt sur le bouton dans la paume de ma combinaison. J’ouvris les lèvres, tentant de sortir un son de cette enveloppe charnelle au bord de l’extinction.
« Ici Alior… Position actue… »
Un poison s’engouffra dans mes poumons. Je suffoquai.
La douleur insupportable de l’asphyxie me perça la poitrine, fit vriller ma tête. Vertige de souffrance. Je préférais la première version de ma mort, celle où je m’endormais et où le froid m’emportait.
« Position 32-133… secteur y-17… »
J’étouffai et perdis connaissance à nouveau. L’oxygène avait disparu de mon scaphandre mortuaire. Je me trouvais au bord du ravin funeste. Prête à sauter dans un vide encore plus terrible que celui de l’espace.
« Nous venons à vous, Alior. Tenez bon. »
La voix paraissait irréelle. N’étais-je pas en train de délirer, tout simplement ?
Ces boulets de la vigie ne m’avaient donc pas laissée tomber ? Un léger sourire sur mes lèvres avides d’air, je m’imaginai leurs têtes contrites lorsqu’ils reverraient la mienne.
J’ouvris les paupières dans un dernier effort insoutenable. Un vaisseau cargo était en vue.
J’actionnai alors une fois de plus la commande de ma playlist, libérant la mélodie qui envahit ma combinaison, mon corps jusqu’à la moelle, mon être jusqu’à la corde de l’âme me retenant à la vie.
Elle se diffusa jusqu’au poste de vigie du cargo, sous les oreilles ébahies de mes sauveteurs.
I've a smile on my face I'll walk down the lane With a happy refrain Just singin' Singin' in the rain
Dans mon délire d’agonie, j’étais convaincue qu’eux aussi souriaient.
FIN
Merci d'avoir lu cette nouvelle jusqu'au bout!
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J'espère que cette courte aventure vous a plu. Elle fait partie d'un projet de recueil de nouvelles de science-fiction ayant pour thème commun la musique 🎵
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